58.
— Ils sont si incroyablement méthodiques. C’est pour cette raison que c’est tellement déconcertant. Ils ne cessent d’échapper à la police en dépit de l’ampleur des moyens déployés.
Caitlin et Anton Birnbaum, tous deux épuisés et les yeux rouges, étaient assis dans des fauteuils Harvard en cuir dans le bureau du vieil homme, à Wall Street. Caitlin faisait presque une tête de plus que le financier au corps d’oiseau, toutefois moins frêle qu’il n’y paraissait. Quelques années plus tôt, à l’époque où elle travaillait pour lui, Birnbaum refusait de se déplacer dans le quartier financier en compagnie de la jeune femme pour cette raison.
— C’est réglé, orchestré avec un soin infini… Quelque chose de parfaitement organisé se produit dans toute l’Europe de l’Ouest en ce moment, déclara Anton Birnbaum en se massant le creux des reins.
Caitlin scruta son visage. Elle attendit la suite. Cela fonctionnait généralement de la sorte avec le vieil homme, qui pensait beaucoup plus vite qu’il ne parlait.
— Je songe à un livre… Il s’intitule La Véritable Guerre. La thèse centrale de cet ouvrage est que l’Allemagne et le Japon ont trouvé une voie éminemment judicieuse pour poursuivre leur conquête du monde. Par le biais du commerce. C’est cela, la véritable guerre. Nous, les Américains, nous sommes en train de perdre cette guerre, et de manière spectaculaire. Vous n’êtes pas de cet avis, mon enfant ?
Caitlin se leva et se mit à arpenter le bureau.
— Et vous, Anton ? Qu’est-ce que vous pensez de ce qui se passe en Europe ? Nous nous échinons à reconstituer le puzzle, mais il nous manque des données essentielles. Un fil conducteur susceptible de nous éclairer sur l’identité de ces gens.
Elle s’immobilisa, dos à la fenêtre, et examina les photos sur les murs. Elles représentaient toutes Anton Birnbaum, immortalisé aux côtés d’hommes d’État, d’industriels controversés, de personnalités du show business…
Birnbaum se frotta l’arête du nez en réfléchissant avec soin à ce qu’il allait dire. Caitlin venait de lui rappeler qu’elle faisait partie des rares personnes du milieu financier avec lesquelles il pouvait discuter. Lorsqu’il parlait avec elle, il n’avait nul besoin d’expliciter ses théories ou le cheminement de sa pensée.
— Les Européens n’ont tout simplement pas confiance en nous, répondit-il finalement, se penchant en avant dans son fauteuil. C’est précisément pour cela qu’ils ne communiquent plus avec nous. Ils considèrent que nous prenons des positions différentes des leurs et que nous avons des priorités autres.
Anton Birnbaum regarda Caitlin droit dans les yeux. Ses propres yeux larmoyaient continuellement derrière ses épais verres de lunettes. Il rappelait à Caitlin un personnage du Vent dans les Saules Monsieur Taupe.
— Mes paroles sonnent alarmiste, non ? poursuivit-il. Mais je sens la vérité intrinsèque de ce que je dis. Je le sens presque a priori. Il va y avoir un krach. Je suis convaincu qu’il va y avoir un krach dramatique – peut-être même un deuxième Jeudi noir. Très, très bientôt. (Il se tut, puis reprit :) Je crois qu’il est possible que nous nous trouvions au beau milieu d’une guerre. La guerre de l’argent. Cette Troisième Guerre mondiale que nous redoutons depuis si longtemps. Elle a sans doute déjà éclaté.